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02 février 2012

Je me fais arracher une dent

Je suis allongé sur l'espèce de couchette première classe d'un avion et je regarde Carole, une des deux assistantes. Et mon cerveau en court-circuit ne cesse de me répéter comme s'il était possible que je l'oublie : « je vais me faire arracher une dent ». Sans doute Carole a-t-elle perçu dans mon regard une frayeur puisqu'elle me propose un petit jeu pour me distraire, elle va brancher la masseuse électrique qui est incorporée dans la couchette. Ça y est, la machine vibre, mon corps vibre. Les vibrations sont modulées selon un programme qui a dû amuser son créateur et coûter bonbon à ses acheteurs. Ainsi va le monde aujourd'hui. La machine vibre agréablement jusqu'à ce que les vibrations accélèrent comme dans un orgasme. Puis ça ce calme un peu et ça repart pour un cycle. Je souris maintenant à Carole, en me demandant s'il n'y a pas erreur, si je ne me suis pas trompé de salle au neuvième étage de la Victoria Office Tower. Je souris mais suis un peu gêné, c'est que maintenant je bande vraiment. Et que Carole ne croie pas que c'est parce que je pense à elle, non je la vois bien sûr qui s'affaire et prépare je ne sais quels instruments de plaisir, je pense plutôt, va savoir pourquoi, à cette photo d'une actrice dont on m'a demandé, alors que j'étais dans la salle d'attente en train de tromper l'ennui avec Facebook, qui elle est. Je ne sais pas et en même temps je suis certain de la connaître. En tout cas je suis certain de l'imaginer mieux qu'elle n'est sans doute, dans une scène de nu dont je serais le voyeur.

Malgré tout, ce petit jeu finit par lasser et je commence à m'impatienter. Je ne suis pas venu au bordel – je me rappelle mon prof de français qui en quatrième nous répétait, se croyant malin, qu'il fallait dire « au bordel » et « chez le coiffeur » – mais chez le dentiste. La voilà enfin cette chère Bebê – c'est comme ça que mon épouse l'appelle, rapport à des souvenirs de carnavals à Salvador dansés ensemble. Penchée au dessus de moi, Bebê me regarde de ses yeux noisette agrandis derrière ses lunettes de protection hi-tech. Je lui demande si elle est en forme et si elle est tranquille, relâchée et pleine de la force qu'il lui faudra pour extraire mes foutues racines d'enfant du baby boom nourri au lait maternel, un enfant qui approche certes dangereusement le troisième âge mais qui manifeste encore de la vigueur dentaire, en dépit d'une fracture provoquée par un caillou égaré dans un plat de lentilles. Et elle, le plus sérieusement du monde, me répond que non, que ce n'est pas de force qu'il faut faire preuve, mais de « jeito ». Décidément, on te le met à toutes les sauces ce fameux jeito, même si ici, reconnaissons-le, on est tout prêt de son sens premier. Alors que les vibrations s'accélèrent de nouveau, je me rappelle aussi ces femmes qui prétendent qu'en amour la manière compte plus que la longueur, celle-ci mesurée en centimètres et en minutes.

Je ne vais pas infliger au lecteur les souffrances par lesquelles je suis passé, même si après une dizaine d'injections de curare, j'ai fini par sombrer dans un engourdissement de plus en plus général, au point de ne plus sentir les maudites vibrations. Bebê m'a prouvé finalement qu'elle maîtrisait le jeito. En revanche, j'ai trouvé le temps longuet quand elle est passée à la phase de suture. Combien de points ? Je n'ai pas retenu le chiffre, en revanche je me souviens qu'elle donne un cours de couture le 13 février, si bien que je me demande après coup si elle n'était pas déjà en train de répéter sa leçon, déroulant tous les gestes de l'art jusqu'à atteindre la perfection.

Des lecteurs désireux de savoir si ça vaut le coup de faire soigner leurs dents au Brésil seront heureux d'apprendre que j'ai payé 280 reais, soit un peu plus de cent euros, pour une heure et demie de soins et de massages accessoires. Est-ce moins cher qu'en France ? Toutefois, l'honnêteté m'oblige à dire qu'elle m'a fait un prix d'ami, rapport aux carnavals de Salvador dansés en compagnie de ma chère et tendre. Et puisque je parle des tarifs, je dirai aussi que je paie 200 reais, soit un peu moins de 100 euros, pour la révision semestrielle de ma dentition, une révision qui, paraît-il, s'impose à l'approche de mon troisième âge.

Enfin, je conclurai par le régime qui sera le mien pour ces deux jours : de la glace, de la bouillie, de la purée, du yogourt et autres joyeusetés de nature à convertir un gourmand en anorexique.

Vitória - Monument à l'immigration italienne, vu de la salle d'attente - Photo (c) PixeLuz / Francis Juif

3 commentaires:

  1. Je cours au Brésil car mes dents, c'est la cata !!! Mais j'oubliais, il y a le prix du voyage...

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  2. Aïe, je préfèrerais éviter cette expérience, la-bas comme en France d'ailleurs !

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  3. Au moins la localisation est bonne. Il doit y avoir une vue sensationnelle depuis ce neuvième étage! Je paie mon dentiste plus chère mais sans la vue!!

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