Pages

08 janvier 2012

Je me suis ennuyé chez Fantasia

Si je ne recherche pas la compagnie de mes compatriotes, je ne l'évite pas non plus. Au bonheur la chance, telle est en la matière, comme en bien d'autres, ma devise. C'est ainsi que je me suis ennuyé l'autre jour en acceptant l'invitation à dîner d'un couple franco-brésilien, l'un linguiste qui se croyait distingué, l'autre tout autant masculin qui a longtemps été cuistot au Lapin toqué, le restaurant de la clinique de La Borde.

J'ai très vite fait connaissance avec le premier, en sirotant un breuvage exotique fait d'une eau dans laquelle avaient macéré diverses plantes et à laquelle avaient été ajoutées quelques gouttes de Martini blanc, cet alcool frelaté haut placé dans l'échelle des apéritifs vulgaires. Ce premier est donc un linguiste français égaré, par amour, sur le campus de l'université locale et néanmoins fédérale. Sans cet appel de l'amour, sans doute n'aurait-il jamais mis les pieds à Vitória, pas plus que son compagnon brésilien, soit dit en passant. Grand bien lui aurait fait puisque, à peine avions-nous engagé la conversation, notre linguiste, piqué par je ne sais quelle mouche tropicale, qualifiait les Capixabas de ploucs ! Notre linguiste – je l'appellerai désormais Fantasia – devrait pourtant savoir que, comme pour les intellectuels, il n'y a de ploucs que français, et que, par conséquent, de même qu'il ne saurait y avoir de traduction en français du signifiant « saudade » comme de son signifié, il ne saurait y avoir de traduction en portugais du signifiant « plouc » comme de son signifié. Mais qu'importe, je me suis risqué à traduire en mon for intérieur « plouc » par « pé de cachorro ». Pés de cachorro, les Capixabas ? Je lui ai fait remarquer qu'il y avait, sans doute permis, la même proportion de ploucs à Vitória qu'à Rio de Janeiro et à São Paulo. Que nenni ! croyait-il devoir rétorquer, argumentant qu'il n'en avait pas vu autant dans les deux métropoles susdites. Il m'a été facile d'ironiser qu'il ne connaissait pas très bien ces deux villes. Il a alors essayé de dribbler : comment pouvais-je dire ça alors que nous ne nous connaissions que depuis cinq minutes ? Je l'ai aussitôt contré, en lui faisant remarquer que son opinion démontrait qu'il ne connaissait que des territoires assez exigus de Rio et São Paulo.

Le bec cloué, Fantasia s'est levé et a fait mine de s'intéresser à ce qui se passait du côté de la cuisine. Quant à moi, je me suis promis de ne plus perdre mon temps en arguties avec cet énergumène pendant le reste de la soirée, ce qui ne m'empêchait pas de le guetter du coin de l’œil de temps à autre.

Entre la salade de crevettes sur son lit de potage marin et les confits de canard, la conversation a soudain dévié vers Rio. Quelqu'un a évoqué les macabres parties de football qui se jouent dans certaines favelas et cours de prison. Règle du jeu : on trucide un compagnon d'infortune et on lui tranche la tête pour en faire un ballon. Puis c'est chacun pour soi et Dieu pour tous ! De ce jeu qui tient autant du polo afghan que de la balle au pied, d'autres convives sont passés à évoquer les mille maux de la société brésilienne, la diabolique trinité médiatique (le foot encore, la corruption, les homicides), le trafic de drogues alimenté par ses riches clients et l'ignorance crasse des élites, « pé de cachorro demais ». Quelqu'un a commencé à balancer des noms d'artiste sous perfusion cocaïnée. Ah oui ? s'est étranglé Fantasia, manifestement pas franchement déniaisé. Puis, clou de la conversation, un autre a voulu le rassurer : même les pés de cachorro qui courent les rues de Rio, mais aussi de plus en plus souvent celles de Vitória, ont une fâcheuse tendance à abandonner la bière et la maconha pour adopter le crack et le Coca, y compris dans les pagodes, des pagodes qui risquent de se transformer petit à petit en cimetières du samba où ne rôderaient plus que des zombies armés de guitares et cavaquinhos en lambeaux de bois putréfiés. Pour enfoncer le clou, ma chère et tendre a cru devoir en rajouter en déchiffrant pour notre linguiste ces funestes propos dont il ne maîtrisait pas tous les sens.

Notre nouvel ami s'est levé, est allé chercher une nouvelle bouteille de vin et s'en est servi un grand verre. J'ai attaqué ma cuisse de canard, délicieuse au demeurant, et me suis pourléché goulûment les babines. Et, pour marquer le point, j'ai trinqué avec Fantasia.

Un pagode n'ayant pas encore muté - Photo : PixeLuz / Francis Juif

4 commentaires:

  1. Vivant, j'ai presque eu l'impression que moi aussi je savourais le canard... Bonne "chasse" en tout cas ;.)
    gballand

    RépondreSupprimer
  2. Savoureux. Ce type me rappelle des énergumènes débarqués à Belém pour le forum des alters, présents depuis 48h, mais aptes à donner un diagnostic sur la société brésilienne en général, paraense en particulier, et à délivrer des prescriptions.

    Aussi odieux que les gringos "impérialistes" dans le droit fil de la doctrine Monroe: pas les mêmes argumentaires, mais le même sentiment de supériorité

    RépondreSupprimer
  3. Félix G. adorait-il les caipirinhas, telle est la seule question qui vaille ! et à mon avis.... oui !
    rions, de ça !

    RépondreSupprimer
  4. bf, je crois aussi. Je le vérifierai auprès du chef qui ne peut pas ne pas le savoir !

    RépondreSupprimer

Pour vous aider à publier votre commentaire, voici la marche à suivre :
1) Écrivez votre texte dans le formulaire de saisie ci-dessus ;
2) Si vous avez un compte, vous pouvez vous identifier dans la liste déroulante "Commentaire" ;
Sinon, vous pouvez saisir votre nom ou pseudo par Nom/URL ;
3) Vous pouvez, en cliquant sur le lien "S'abonner par e-mail", être assuré d'être avisé en cas d'une réponse ;
4) Cliquer sur Publier enfin.

Et parce que vos commentaires nous intéressent, merci de prendre la peine de nous faire part de vos opinions et de compléter ce billet par vos informations !

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...