Face aux crises
politique, économique et sociale qui s'aggravent chaque jour
davantage, les classes ouvrière et intermédiaire semblent comme
groggy. Hormis quelques escarmouches (dans les rues d'Athènes,
récemment) et quelques velléités déclinées sur tous les tons de
l'indignation, elles bougent peu, comme tétanisées par la peur
d'être touchées plus encore dans un futur proche. La seule
alternative au renoncement à laquelle elles adhèrent éventuellement
et de plus en plus rarement passe par la mise au rencart de leurs
dirigeants, de tous partis, à l'occasion des élections et le choix
désabusé des leaders d'une opposition qu'ils perçoivent à juste
titre comme sans imagination et sans audace.
Est-ce la peur
d'une nouvelle guerre mondiale comme sortie de crise, comme après
1929, qui rôde dans l'inconscient collectif ? Est-ce la
faillite du communisme soviétique qui a signé la fin des illusions
mais aussi des utopies ? Est-ce le modèle chinois peu
enthousiasmant qui décourage ? Sans doute est-ce un peu de tout
cela.
Que faire alors ?
Les changements indispensables sont d'une telle ampleur qu'on ne peut leur donner que le nom de révolution. Là-dessus, de plus en plus de
monde est d'accord, mais sans y croire vraiment, pour les raisons que
l'on a vues plus haut. Le socialisme soviétique a échoué, le
libéralisme précipite dans la catastrophe les pays dits
occidentaux, une troisième voie peine à se dessiner. Tel est,
grosso modo, le champ de ruines sur lequel nous nous hasardons en
tâtonnant.
Pourtant, quelques
pistes existent qui pourraient nous donner à espérer et, mieux
encore, nous donner la force de nous battre et d'accomplir en notre
propre nom cette révolution nécessaire et néanmoins redoutée. Ces
pistes mènent à l'appropriation collective des biens de production,
non point une appropriation par l'État mais tout simplement et
beaucoup plus prosaïquement par les ouvriers, les employés et les
cadres des entreprises.
Flaskô,
une entreprise brésilienne d'emballages, nous montre que c'est
possible, que cela marche depuis plusieurs années et qu'il est même
possible de gagner plus en travaillant moins. Vous chercherez en vain
sur le site internet de la Folha de São Paulo
un article traitant de Flaskô. La raison est facile à comprendre et
a été exprimée en toute franchise par un juge qui avait eu à
décider de l'avenir de Flaskô : « Vous vous
imaginez si ça fait tache d’huile ? »
C'est pourtant bien cela qu'il nous
faut imaginer comme porte de sortie des crises qui affectent nos
économies atteintes, entre autres, par la maladie de la dette folle.
Dans son numéro 3182, DIAL nous livre un reportage au sein de
l'entreprise Flaskô que je reproduis ici.
Peut-être que le monde est en train de devenir une répétition à l’infini des mêmes décors. Les aéroports sont tous identiques ou presque, les hôtels, les passages pour piétons, les zones urbaines, les périphériques, le paysage des banlieues. C’est aussi comme ça dans les banlieues de la puissante São Paulo, principal moteur du nouveau rôle économique de premier plan que joue le Brésil à l’échelle mondiale. De là, le voyage conduit à Campinhas, puis à Sumaré et on arrive dans le quartier ouvrier qui entoure l’entreprise Flaskô, industrie d’emballages. En entrant à Flaskô, on est surpris par un triple phénomène de magie : les travailleurs réunis en assemblée démontrent qu’il est possible de travailler sans patron ni gourou gestionnaire ; rendent viable une usine qui, lorsqu’elle était gérée par des chefs d’entreprise, n’était pas considérée comme telle ; s’en tirent bien et même plutôt mieux que bien.
Moins de travail et plus de gains
Manuel est un métis de 44 ans, deux enfants et un sourire éclatant. « Nous sommes très contents. Ça fait 20 ans que je travaille ici, mais l’étape actuelle, c’est mieux que du temps des patrons. On est plus tranquille »
Flaskô fabrique des bidons, des barils, des récipients de toutes sortes en polyéthylène (de 20 à 200 litres) de haute densité, très légers, qui servent pour le stockage et le transport de produits chimiques, et cette usine bénéficie du contrôle qualité et de l’aide technique de l’entreprise allemande Mauser Werke. Elle vend 5000 unités par mois, fait un chiffre d’affaire de 6 millions de reais et emploie 70 ouvriers.
Le salaire minimum des travailleurs n’est jamais inférieur à 1200 reais mensuels (525 euros), alors qu’il est de 800 reais (350 euros) dans les usines traditionnelles. Fernando Martins fait partie de la Commission de mobilisation : « Il y a quelques écarts de salaire en faveur de quelques ouvriers spécialisés (par exemple, de 1200 à 1700 reais) mais jamais autant que dans les usines capitalistes ».
Les décisions, y compris sur les salaires, sont prises en assemblées générales qui, une fois par mois, débattent et votent sur les sujets importants. Le quotidien est géré par le Conseil d’usine composé de 13 représentants, un pour chaque secteur, plus un coordinateur du Conseil, Pedro Santinho. L’avocat de Flaskô, Alexandre Mandl : « Nous avons fait une série d’études et d’évaluations et nous avons réussi à faire baisser la durée hebdomadaire du travail de 44 heures (horaire fixé par la loi) à 30 heures, soit 6 heures de travail par jour, sans diminution de salaire. De plus, depuis que les ouvriers assurent la gestion, il n’y a pas eu d’accident du travail, pas un ».
Et en plus, le logement
Comment arrive-t-on à travailler moins et à gagner plus ? Fernando explique : « Le problème est que dans les entreprises conventionnelles, le bénéfice patronal est tellement énorme qu’il rafle tous les bénéfices, la plus-value. Alors qu’ici, les bénéfices reviennent aux travailleurs ».
Flaskô est une usine qui a pris aussi d’autres initiatives, comme d’utiliser les terrains lui appartenant pour construire des logements pour la communauté.
Alexandre : « 60% au moins du terrain était inoccupé. Or les gens ont besoin de logements et pour nous, c’est une façon de consolider l’occupation. Nous occupons le terrain avec la communauté. Les constructions servent au logement des travailleurs et non à la spéculation ou à la vente. 564 familles habitent ici et elles ont construit leur propre maison ».
Et si ça fait tache d’huile ?
Au cours de cette visite, on a pu découvrir d’autres expériences parmi les plus de 200 coopératives qui gèrent des usines qui avaient fait faillite. Mandl s’exprime avec prudence : « Avec certaines usines, nous avons de bonnes relations, mais le problème c’est qu’on leur a fait endosser la dette des patrons, entre autres choses ; ils sont beaucoup sous la coupe de l’État, et à peine 12% survivent au-delà de deux ans. C’est vrai que nous, nous ne sommes pas parfaits, mais ça fait huit ans que nous accumulons les acquis, les avancées et que de nombreux camarades ont pu partir à la retraite ».
Les travailleurs ont aussi créé l’Usine de la culture et des sports, où l’on peut étudier le dessin, le théâtre, la musique, la langue espagnole, la danse de salon, la danse classique ou le jazz. Et, pour ce qui est des sports, la capoeira, le judo, le football pour tous les âges, le volley-ball, sans oublier les échecs. Il y a aussi des cycles au cinéma Flashôplex, des fêtes de reggae, du hip hop, de la musique électronique, des expositions.
Joan, 34 ans, ouvrier à Flaskô depuis 14 ans : « J’aime le foot mais ici, j’ai découvert la lecture, le théâtre, le cinéma. Moi je ne connaissais presque rien. Mais j’ai changé, et maintenant je préfère ça au foot ».
Un des juges qui avait ordonné l’intervention judiciaire il y a quelques années s’interrogeait sur cette tendance au contrôle des usines par les travailleurs : « Vous vous imaginez si ça fait tache d’huile ? »
Alexandre : « Nous, nous voulons justement que ça devienne contagieux, que ça se propage ».
Qui commande ?
L’usine faisait partie d’un grand ensemble d’usines dirigé par les familles Hansen et Batschauer principalement, qui se sont retrouvées avec 65 procès pour fraude, évasion fiscale et non-paiement des cotisations sociales des employeurs.
Pedro Santinho : « C’est en assemblée générale qu'a été décidée l’occupation de l’usine, juste avant Noël 2002. Même les agents de sécurité embauchés par l’entreprise ont participé au vote ». Le premier janvier 2003, Lula da Silva, ex-ouvrier de la métallurgie, accédait à la présidence du Brésil. « Il nous a dit que la nationalisation sous contrôle de l’État ne faisait pas partie de son programme mais qu’il défendait les postes de travail. On a obtenu la cession de l’usine aux travailleurs d’abord pour 30 jours puis pour une durée indéterminée ». La Banque de développement économique et social du Brésil (BNDES) a elle-même déclaré que la meilleure solution pour ces usines-là était la nationalisation : l’État restait propriétaire des biens et les ouvriers assumaient la gestion de l’unité de production. Lula n’a pas accepté cette proposition et la machine judiciaire s'est mise en marche jusqu’aux arrêtés d’expulsion.
Il y a eu un accord avec le Venezuela pour la construction de logements en matériaux plastiques. Comment ?... Des usines aux mains des ouvriers qui négociaient avec Chávez ? La campagne médiatique a été extrêmement virulente et a créé, en 2007, un climat propice à la saisie des deux entreprises que l’on considère comme les sœurs aînées de Flaskô : Clipa et Interfibra (presque 1000 travailleurs à elles deux) ; cette saisie a été exécutée par 200 policiers fédéraux, et s’est accompagnée d’une liste de licenciements. C’est grâce aux lenteurs de la bureaucratie judiciaire que Flaskô a été épargnée lors de cette première attaque.
« Ça nous a donné du temps pour nous organiser et nous défendre ». Résultat pour les deux usines saisies : sur les 1000 ouvriers, ils n’en ont gardé que 250 qui reçoivent des salaires inférieurs et qui travaillent 44 heures par semaine.
Pedro Santinho, à la tête de l’association civile qui gère l’usine, est issu du parti Gauche marxiste et ne travaillait pas à Flaskô. Je demande à Fernando si ceci n’est pas contraire au postulat selon lequel ce sont les travailleurs de l’usine eux-mêmes qui en assurent la gestion. « Non, parce qu’ici, c’est l’ensemble du personnel qui décide. Pedro a toujours été de notre côté, il sait ce que signifie avoir faim, il a souffert comme nous, il est l’un des nôtres. Et ce sont les travailleurs qui l’ont élu. Mais aussi, bien sûr, les postes de direction sont révocables, c’est-à-dire que l’assemblée est souveraine ».
Je vais relayer chez moi.
RépondreSupprimerJe n'ai jamais compris cette réticence des syndicats français vis à vis des coopératives ouvrières...
Très intéressant cet article... Ma nièce part au Brésil cet été, je suis curieuse de voir ce qu'elle en pensera ! Bon weekend :)
RépondreSupprimer