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16 juin 2012

L'apparition d'Anna K

Les quatre musiciens se sont installés derrière leurs instruments, ont joué les premières mesures du premier morceau et, d'un rideau qui s'est écarté sur le côté, tu t'es avancée jusqu'au micro. Tu étais comme je l'avais imaginé, fruit de mes recherches, apparition semblable à une confirmation. Il ne t'a pas fallu longtemps pour me repérer. J'étais assis au premier rang, à ta droite, et j'étais dans le peu de lumière qui débordait de la scène. Comment pouvais-tu savoir qui j'étais ?

Tu n'as rien dit, mais tu as chanté. Après tout, tu étais payée pour ça. Tu as continué de me regarder, mais tu as commencé à chanter pour les autres, pour les inconnus qui avaient joué des coudes pour trouver une place. Tu as chanté parfaitement dans un anglais parfait, tu étais plus vraie que nature. J'ai pensé à tes papiers d'identité, je me suis dit qu'ils disaient sans doute que tu étais née dans le Rio Grande do Sul, dans un village où l'on a l'oubli facile, par tradition et, peut-être, par commodité. J'ai pensé au tréma sur la première syllabe de ton nom et je me suis dit qu'aucun de tes voisins n'avait jamais su prononcer ton nom, tandis que tu chantais dans un anglais sans accent, ou plutôt avec le même accent que celui des chanteurs des années 30, 40 ou 50, une langue qui, pas plus que le portugais, ne t'était maternelle. In a sentimal mood.

J'aimais ta petite frimousse, tes cheveux bouclés et bruns, tes yeux gris – du moins, j'en étais sûr, je le voulais. Je te connaissais depuis si longtemps et j'ignorais tout de toi. Je me suis demandé si tu étais la maîtresse d'un des musiciens qui t'accompagnaient. Le pianiste, peut-être. The touch of your lips, était-ce pour lui ?

Après deux ou trois chansons – je ne les compterais pas –, tu as cessé de me regarder pour t'adresser au public, lui dire que ce concert était celui du lancement de votre troisième album. Tu l'as dit dans un portugais parfait, autrement meilleur que le mien. Je n'aurais pu dire que tu parlais avec l'accent gáucho, tu parlais avec l'accent des présentateurs de Globo, l'accent d'un Brésil globalisé, similaire en cela à ton anglais globalisé. Je me suis demandé si tu parlais encore ta langue maternelle et, si oui, avec quel accent.

J'aimais te voir là, sur la scène, dans le halo de lumière dans lequel tu baignais, j'en ressentais une certaine fierté, à laquelle je n'avais pourtant pas droit. Je me suis demandé si tu me détestais, si tu me méprisais. Je savais que je te gênais, que je t'empêchais de regarder ailleurs, de plonger le regard dans l'ombre du milieu de la salle, de fermer les yeux pour mieux te concentrer sur le sens des paroles que tu chantais si bien. Mais après tout, c'était des standards dont le sens des paroles était tout relatif, c'était des chansons qui trouvaient leur sens profond, non pas dans leurs paroles, mais dans l'histoire de la musique américaine.

Et moi, sans détacher les yeux de tes yeux que je voyais de mieux en mieux, d'un beau gris fait de rires et de chagrins, je commençais à voyager, je me retrouvais dans le bateau qui nous emportait tous les trois loin de ta ville natale, cette ville qui partageait avec toi la même initiale. C'était un mauvais vent qui soufflait sur nos vie, des rafales qui faisaient de nous des feuilles mortes, feuilles mortes qui auraient pu faire partie de ton répertoire mais que tu avais peut-être décidé d'écarter.

Tu as fait signe au pianiste, peut-être ton amant. J'aurais juré que c'était pour un changement au répertoire prévu. Et si, cette fois, tu as chanté en portugais, c'était pour annoncer « palavras francesas no ar », quelques mots français d'une grande banalité, d'une grande vérité. Ainsi tu chantais aussi dans ma langue, peut-être la parlais-tu aussi ? Sur le pont du bateau, je chantonnais en français pour tenter de te réchauffer – il est vrai que je n'étais pas très à l'aise avec ta langue maternelle. Ainsi restait-il quelque chose de ces comptines de ton enfance. Du moins, c'était ce que je voulais croire.

Tão delicado teu jeito de olhar
Teus olhos fazem fino movimento em paz
Tão delicado querendo voar
Teus dedos levemente levam meu olhar
Tua pele é mais um continente onde estou
Palavras francesas no ar....
Bonsoir tendresse
Bonjour caresse
Adieu tristesse...

J'aimais ta petite frimousse, comme j'avais aimé le visage de ta mère. J'aimais tes yeux gris, qui étaient les miens. Je me disais cela quand le concert s'est achevé, que les spectateurs à mes côtés et derrière moi s'en allaient. Tu es restée quelques secondes sur le devant de la scène, tu as semblé hésiter et puis tu t'es retournée. Et tu as rejoint tes musiciens. Tu as pris le bras du pianiste.

Tão delicado teu sonho lilás
Viagem em outros mundos que não sei chegar
Tão delicados teus beijos no ar
Me levam pra lugares que não sei voltar

2 commentaires:

  1. Une belle apparition pour ce texte-esquif qui nous faire voyager dans un présent-passé bercé d'yeux gris où le narrateur semble rechercher un sens à ce qu'il vit.

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