Les quatre
musiciens se sont installés derrière leurs instruments, ont joué les
premières mesures du premier morceau et, d'un rideau qui s'est
écarté sur le côté, tu t'es avancée jusqu'au micro. Tu étais
comme je l'avais imaginé, fruit de mes recherches, apparition
semblable à une confirmation. Il ne t'a pas fallu longtemps pour me
repérer. J'étais assis au premier rang, à ta droite, et j'étais
dans le peu de lumière qui débordait de la scène. Comment
pouvais-tu savoir qui j'étais ?
Tu n'as rien dit,
mais tu as chanté. Après tout, tu étais payée pour ça. Tu as
continué de me regarder, mais tu as commencé à chanter pour les
autres, pour les inconnus qui avaient joué des coudes pour trouver
une place. Tu as chanté parfaitement dans un anglais parfait, tu
étais plus vraie que nature. J'ai pensé à tes papiers d'identité,
je me suis dit qu'ils disaient sans doute que tu étais née dans le
Rio Grande do Sul, dans un village où l'on a l'oubli facile, par tradition et, peut-être, par commodité. J'ai pensé au
tréma sur la première syllabe de ton nom et je me suis dit qu'aucun
de tes voisins n'avait jamais su prononcer ton nom, tandis que tu
chantais dans un anglais sans accent, ou plutôt avec le même accent
que celui des chanteurs des années 30, 40 ou 50, une langue qui, pas
plus que le portugais, ne t'était maternelle. In a sentimal mood.
J'aimais ta petite
frimousse, tes cheveux bouclés et bruns, tes yeux gris – du moins,
j'en étais sûr, je le voulais. Je te connaissais depuis si
longtemps et j'ignorais tout de toi. Je me suis demandé si tu étais
la maîtresse d'un des musiciens qui t'accompagnaient. Le pianiste,
peut-être. The touch of your lips, était-ce pour lui ?
Après deux ou
trois chansons – je ne les compterais pas –, tu as cessé de me
regarder pour t'adresser au public, lui dire que ce concert était
celui du lancement de votre troisième album. Tu l'as dit dans un
portugais parfait, autrement meilleur que le mien. Je n'aurais pu
dire que tu parlais avec l'accent gáucho, tu parlais avec
l'accent des présentateurs de Globo, l'accent d'un Brésil
globalisé, similaire en cela à ton anglais globalisé. Je me suis
demandé si tu parlais encore ta langue maternelle et, si oui, avec
quel accent.
J'aimais te voir
là, sur la scène, dans le halo de lumière dans lequel tu baignais,
j'en ressentais une certaine fierté, à laquelle je n'avais pourtant
pas droit. Je me suis demandé si tu me détestais, si tu me
méprisais. Je savais que je te gênais, que je t'empêchais de
regarder ailleurs, de plonger le regard dans l'ombre du milieu de la
salle, de fermer les yeux pour mieux te concentrer sur le sens des
paroles que tu chantais si bien. Mais après tout, c'était des
standards dont le sens des paroles était tout relatif, c'était des
chansons qui trouvaient leur sens profond, non pas dans leurs
paroles, mais dans l'histoire de la musique américaine.
Et moi, sans
détacher les yeux de tes yeux que je voyais de mieux en mieux, d'un
beau gris fait de rires et de chagrins, je commençais à voyager, je
me retrouvais dans le bateau qui nous emportait tous les trois loin
de ta ville natale, cette ville qui partageait avec toi la même
initiale. C'était un mauvais vent qui soufflait sur nos vie, des
rafales qui faisaient de nous des feuilles mortes, feuilles mortes
qui auraient pu faire partie de ton répertoire mais que tu avais
peut-être décidé d'écarter.
Tu as fait signe au
pianiste, peut-être ton amant. J'aurais juré que c'était pour un
changement au répertoire prévu. Et si, cette fois, tu as chanté en
portugais, c'était pour annoncer « palavras francesas no
ar », quelques mots français d'une grande banalité, d'une
grande vérité. Ainsi tu chantais aussi dans ma langue, peut-être
la parlais-tu aussi ? Sur le pont du bateau, je chantonnais en
français pour tenter de te réchauffer – il est vrai que je
n'étais pas très à l'aise avec ta langue maternelle. Ainsi
restait-il quelque chose de ces comptines de ton enfance. Du moins,
c'était ce que je voulais croire.
Tão delicado teu jeito de olhar
Teus olhos fazem fino movimento em paz
Tão delicado querendo voar
Teus dedos levemente levam meu olhar
Tua pele é mais um continente onde estou
Palavras francesas no ar....Bonsoir tendresseBonjour caresseAdieu tristesse...
J'aimais ta petite
frimousse, comme j'avais aimé le visage de ta mère. J'aimais tes
yeux gris, qui étaient les miens. Je me disais cela quand le concert
s'est achevé, que les spectateurs à mes côtés et derrière moi
s'en allaient. Tu es restée quelques secondes sur le devant de la
scène, tu as semblé hésiter et puis tu t'es retournée. Et tu as
rejoint tes musiciens. Tu as pris le bras du pianiste.
Tão delicado teu sonho lilás
Viagem em outros mundos que não sei chegar
Tão delicados teus beijos no ar
Me levam pra lugares que não sei voltar
bacana, Francis
RépondreSupprimerUne belle apparition pour ce texte-esquif qui nous faire voyager dans un présent-passé bercé d'yeux gris où le narrateur semble rechercher un sens à ce qu'il vit.
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