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23 septembre 2019

Ligne d'horizon

Lorsque j’ai rencontré Bertrand Tavernier, nous avons aussitôt parlé de la mort. Je ne savais pas que celui qui venait de s’asseoir avec précaution à ma droite était Bertrand Tavernier.
Oh, bien sûr, nous avons parlé d’elle sans la nommer. Nous avons tourné autour. Un sourire éclairait légèrement nos visages, mais, surtout, il réchauffait nos cœurs. Comme un bon vin et un bon plat qui ont le don de nous satisfaire. Nous avons parlé d’elle en l’approchant avec moult circonvolutions. Rondeurs d’expression, rondeurs dans les bouches qui s’exprimaient. Il n’y a rien de plus savoureux que de gloser sur la mort avec gourmandise. Nous partagions une conviction : nous n’étions pas pressés de la rencontrer. Et nous savions que sa patience serait récompensée, car elle savait qu’elle finirait par nous rencontrer. Qu’elle serait notre ultime consolatrice. Qu’elle nous libérerait de nos douleurs, de nos souffrances, de notre ennui.
Difficile de s’ennuyer avec Sorj Chalandon, venu présenter son dernier ouvrage : Une joie féroce. Sorj s’est approché d’une personne au premier rang. Bertrand m’a demandé de qui il s’agissait. Je lui ai rappelé Charles Piaget, le leader des LIP lorsque cette entreprise était devenue le symbole d’une alternative possible au capitalisme tristement ordinaire. Et avant de parler de son livre, Sorj n’a pas manqué de faire applaudir Charles Piaget. En ajoutant ceci : « nous avons perdu ce combat, mais nous ne nous sommes pas trompés. » Applaudissement chaleureux.
Bertrand m’a raconté une anecdote dans laquelle s’exprimait une certaine fierté. La première fois qu’il avait rencontré Sorj, il lui avait placé une colle : pourquoi quand deux Irlandais se croisent, dressent-ils leur index vers le ciel ? Sorj, me dit-il, ignorait que cet index majuscule désignait l’initiale du mot Irlande. Toutefois, à son tour, Sorj avait collé Bertrand : pourquoi les femmes irlandaises serrent-elles leurs poings lorsqu’elles traversent la frontière qui sépare l’Eire de l’Ulster ? Bertrand ignorait que les Irlandaises n’ouvriraient leurs poings que le jour où l’Irlande serait réunifiée.
Bertrand aime gentiment se moquer. Il a voulu savoir si je regrettais le temps, celui des LIP, où je portais les cheveux longs. Je ne savais comment lui dire que cela m’était indifférent. Il a poussé un pion, il a associé ce besoin de porter les cheveux longs au besoin d’affirmer sa virilité. La question devenait piégeuse, car on avait généralement tendance à présenter les cheveux longs comme un signe de féminité. J’ai préféré botter en touche, j’ai évoqué mon prof de physique en terminale qui nous qualifiait, nous les rares cheveux longs de la classe, d’artistes capillaires.
Quand Sorj a commencé à parler de son dernier livre, celui qui aurait pu ne tourner qu’autour de la mort, il a expliqué pourquoi il a choisi de se mettre dans la peau de son épouse et que, pour cela, il a cherché la femme qui était en lui. Qu’en a pensé Bertrand ? Cela, je l’ignore. Les cheveux longs, la mort, la femme, nous étions au cœur de notre petit bavardage. Et Sorj a déroulé, avec sa truculence habituelle et la sincérité dont il ne saurait se départir, les enjeux de l’écriture de son roman, fondé sur la part la plus intime de son réel. Sorj aurait pu parler des heures, car, comme le dit Bertrand, c’est un bon client.

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