Je suis allongé
sur l'espèce de couchette première classe d'un avion et je regarde
Carole, une des deux assistantes. Et mon cerveau en court-circuit ne
cesse de me répéter comme s'il était possible que je
l'oublie : « je vais me faire arracher une dent ».
Sans doute Carole a-t-elle perçu dans mon regard une frayeur
puisqu'elle me propose un petit jeu pour me distraire, elle va
brancher la masseuse électrique qui est incorporée dans la
couchette. Ça y est, la machine vibre, mon corps vibre. Les
vibrations sont modulées selon un programme qui a dû amuser son
créateur et coûter bonbon à ses acheteurs. Ainsi va le monde
aujourd'hui. La machine vibre agréablement jusqu'à ce que les
vibrations accélèrent comme dans un orgasme. Puis ça ce calme un
peu et ça repart pour un cycle. Je souris maintenant à Carole, en
me demandant s'il n'y a pas erreur, si je ne me suis pas trompé de
salle au neuvième étage de la Victoria Office Tower. Je souris mais
suis un peu gêné, c'est que maintenant je bande vraiment. Et que
Carole ne croie pas que c'est parce que je pense à elle, non je la
vois bien sûr qui s'affaire et prépare je ne sais quels instruments
de plaisir, je pense plutôt, va savoir pourquoi, à cette photo
d'une actrice dont on m'a demandé, alors que j'étais dans la salle
d'attente en train de tromper l'ennui avec Facebook, qui elle est. Je
ne sais pas et en même temps je suis certain de la connaître. En
tout cas je suis certain de l'imaginer mieux qu'elle n'est sans
doute, dans une scène de nu dont je serais le voyeur.
Malgré tout, ce
petit jeu finit par lasser et je commence à m'impatienter. Je ne
suis pas venu au bordel – je me rappelle mon prof de
français qui en quatrième nous répétait, se croyant malin, qu'il
fallait dire « au bordel » et « chez le coiffeur »
– mais chez le dentiste. La voilà enfin cette chère Bebê
– c'est comme ça que mon épouse l'appelle, rapport à des
souvenirs de carnavals à Salvador dansés ensemble. Penchée au
dessus de moi, Bebê me regarde de ses yeux noisette agrandis
derrière ses lunettes de protection hi-tech. Je lui demande si elle
est en forme et si elle est tranquille, relâchée et pleine de la
force qu'il lui faudra pour extraire mes foutues racines d'enfant du
baby boom nourri au lait maternel, un enfant qui approche certes
dangereusement le troisième âge mais qui manifeste encore de la
vigueur dentaire, en dépit d'une fracture provoquée par un caillou
égaré dans un plat de lentilles. Et elle, le plus sérieusement du
monde, me répond que non, que ce n'est pas de force qu'il faut faire
preuve, mais de « jeito ». Décidément, on te le
met à toutes les sauces ce fameux jeito, même si ici,
reconnaissons-le, on est tout prêt de son sens premier. Alors que
les vibrations s'accélèrent de nouveau, je me rappelle aussi ces
femmes qui prétendent qu'en amour la manière compte plus que la
longueur, celle-ci mesurée en centimètres et en minutes.
Je ne vais pas
infliger au lecteur les souffrances par lesquelles je suis passé,
même si après une dizaine d'injections de curare, j'ai fini par
sombrer dans un engourdissement de plus en plus général, au point
de ne plus sentir les maudites vibrations. Bebê m'a prouvé
finalement qu'elle maîtrisait le jeito. En revanche, j'ai
trouvé le temps longuet quand elle est passée à la phase de
suture. Combien de points ? Je n'ai pas retenu le chiffre, en
revanche je me souviens qu'elle donne un cours de couture le 13
février, si bien que je me demande après coup si elle n'était pas
déjà en train de répéter sa leçon, déroulant tous les gestes de
l'art jusqu'à atteindre la perfection.
Des lecteurs
désireux de savoir si ça vaut le coup de faire soigner leurs dents
au Brésil seront heureux d'apprendre que j'ai payé 280 reais, soit
un peu plus de cent euros, pour une heure et demie de soins et de
massages accessoires. Est-ce moins cher qu'en France ?
Toutefois, l'honnêteté m'oblige à dire qu'elle m'a fait un prix
d'ami, rapport aux carnavals de Salvador dansés en compagnie de ma
chère et tendre. Et puisque je parle des tarifs, je dirai aussi que
je paie 200 reais, soit un peu moins de 100 euros, pour la révision
semestrielle de ma dentition, une révision qui, paraît-il, s'impose
à l'approche de mon troisième âge.
Enfin, je conclurai
par le régime qui sera le mien pour ces deux jours : de la
glace, de la bouillie, de la purée, du yogourt et autres joyeusetés
de nature à convertir un gourmand en anorexique.
Vitória - Monument à l'immigration italienne, vu de la salle d'attente - Photo (c) PixeLuz / Francis Juif |
Je cours au Brésil car mes dents, c'est la cata !!! Mais j'oubliais, il y a le prix du voyage...
RépondreSupprimerAïe, je préfèrerais éviter cette expérience, la-bas comme en France d'ailleurs !
RépondreSupprimerAu moins la localisation est bonne. Il doit y avoir une vue sensationnelle depuis ce neuvième étage! Je paie mon dentiste plus chère mais sans la vue!!
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